Allocution prononcée lors de l’ouverture du Colloque Karl May è l’Université de Bonn (1992)

Mesdames, Messieurs,

Ce colloque que Président de l’Association Karl May, j’ai l’honneur et la joie d’inaugurer, ce colloque est d’ores et déjà, et avant même que nous ne connaissions ses résultats scientifiques, un événement historique, puisque c’est le premier en date. Il y a déjà eu des séminaires, des cours magistraux, des rencontres au sujet de Karl May. Mais jamais encore une Faculté n’a organisé un colloque ou, moins modestement, un congrès au sujet de Karl May. Que cet événement ait lieu maintenant, est motivé par le cent cinquantième anniversaire de l’auteur. Mais ce motif n’eût pas suffit si l’oeuvre de Karl May n’avait pas prouvé cette force vitale et surtout, si elle n’avait pas rencontré au cours des trente dernières années l’intérêt toujours croissant des chercheurs.

Il est cependant légitime de demander d’où vient et comment expliquer cet intérêt. Je suppose qu’aujourd’hui encore, les travaux sur Karl May relèvent pour nombre de critiques littéraires plus du dada nostalgique que de la recherche sérieuse. En effet, ce ne sont pas les chercheurs, mais bien les lecteurs qui ont fait de Karl May un personnage d’envergure nationale. Et ainsi, ce n’est pas un germaniste qui a l’honneur de vous accueillir ici, mais un dilettante, un juriste, qui est aussi un lecteur passionné, et pas seulement de Karl May.

Malgré mes compétences évidemment réduites, j’aimerais poser au sujet de l’intérêt que la recherche porte à Karl May quelques questions que me suggèrent plus de vingt ans de travaux au sein de l’Association Karl May. Je suis très curieux de connaître les réponses, convergentes ou dissonantes, que le colloque apportera à ces questions.

Si l’on se contente d’un examen superficiel, comme cela a été le cas jusque ces toutes dernières années, on ne verra dans les récits de voyage (et encore plus dans les romans de colportage) que les traits caractéristiques du roman feuilleton : multiples offres d’identification pour le lecteur, personnages typisés, technique simplifiante du noir et blanc, actionnisme au lieu de réflexion, situations standardisées et répétitives, happy-end obligatoire, langue d’accès facile. Karl May serait donc un objet privilégié de la recherche sur le roman-feuilleton.

Cette conclusion ne s’impose cependant qu’à première vue. Mentionnons pour mémoire qu’il est difficile de distinguer une fois pour toute littérature de premier ordre et littérature triviale ; cette distinction suppose en effet qu’on traduise des différences descriptives en évaluations qui n’ont pas le statut de connaissances objectivables, mais plutôt celui d’attributions dans un contexte historique. Ce qu’il faut voir surtout, c’est qu’on peut étudier la trivialité telle qu’elle se traduit dans les traits qu’on a cités, dans des milliers de livres de milliers d’auteurs, mais qui n’ont pas attiré jusqu’ici l’attention des chercheurs, et à peine celle de quelques lecteurs. Ce qui est remarquable chez Karl May, ce ne sont pas les traits qu’il partage avec la littérature de masse de tous les temps, mais c’est justement ce qui le distingue de la masse infinie de la littérature de consommation courante et qui confère à son oeuvre une durée et une influence qu’on ne peut plus nier.

Les travaux des trente dernières années semblent prouver que de telles particularités existent et qu’elles sont responsables de la fascination que Karl May exerce, souvent pour toute une vie, sur les personnes les plus diverses. Pour montrer cette fascination, il suffirait d’étudier l’histoire de l’Association Karl May – ce qui fait déjà un beau sujet de sociologie de la littérature. Qu’a donc de particulier l’oeuvre de Karl May? Remarquons tout d’abord que le monde imaginaire de Karl May a, comme le dit Wolf-Dieter Bach, „les même contenus que la grande tradition mythique et religieuse“, que Karl May insère donc ses affabulations prolixes et hautes en couleurs dans un contexte humain, au sens très général du terme, et qui résiste au vieillissement. Ueding, Schmied et bien d’autres ont cependant montré que la profondeur ou l’éloignement dans le temps qu’on ressent dans les oeuvres de Karl May se mêlent inextricablement à une sorte de modernité qu’on perçoit superficiellement comme exotisme ; mais derrière cette surface, on trouvera non seulement la biographie de l’auteur, mais les courants idéologiques les plus variés de ce 19e siècle finissant : Karl May est un digne descendant des Lumières, mais en même temps un prototype du conquérant colonialiste, il est nationaliste et cosmopolite, poing de fer et artisan de paix, composite d’une multitude d’autres propriétés contradictoires. À y regarder de près, on trouve donc derrière la simplicité un peu enfantine des actions une multitude de perspectives et une complexité qui justifie la curiosité du chercheur.

Il en va de même quand on veut évaluer les qualités formelles de ses récits. On a d’abord l’impression que Karl May, à partir des schémas narratifs les plus simples, s’est laissé aller à des affabulations délirantes. Ceux qui veulent du bien à l’auteur parleront de sa force naïve, ceux qui le refusent, de dilettantisme grossier. Chacun de ces jugements, positifs ou négatifs, trouvera des justifications : à côté d’exemples fascinants d’une puissance narrative élémentaire et pour ainsi dire prélittéraire, des passages où le récit tourne à vide et où le texte ne tient plus qu’à force de chevilles et de béquilles. Mais là aussi, tout change quand on y regarde de plus près : les récits de voyage de Karl May, du moins leurs meilleurs morceaux, dénotent un travail sur la forme épique tout à fait honorable. C’est ce qu’ont montré en utilisant les méthodes d’analyse les plus diverses par exemple Stolte (qui étudie „La caravanne des esclaves“), Neumann (à propos du récit „Noël!“). Schweikert (qui analyse les procédés de narration dans „Le chateau de roc“) et Kittstein (dans sa monographie sur „L’esprit du Llano estacado“). Karl May est plus écrivain qu’on ne l’a cru pendant longtemps. S’il n’est pas un auteur de toute première catégorie, il appartient certainement au peloton des narrateurs de talent. Quoi qu’il en soit, le chercheur qui voudrait percer le secret de la fascination que peut exercer la littérature trouvera en Karl May un sujet plein d’enseignements.

Les oeuvres de vieillesse enfin, qui sont pour Karl May son oeuvre véritable ou du moins ses précurseurs. Arno Schmidt, Hans Wollschläger et à leur suite certains jeunes critiques littéraires, suivent ici Karl May et mettent les oeuvres de vieillesse loin au-dessus des récits de voyage, qui ont pourtant beaucoup plus de succès. La Société Karl May voit dans l’étude de ces oeuvres un de ses principaux champs de travail. Les germanistes universitaires en revanche et la plus grande partie de la critique littéraire restent sceptiques. Or, on ne niera pas que les grands romans de vieillesse (surtout „Au royaume du Lion d’argent“ et „Ardistan et Dschinistan“) veulent être et sont des compositions partiellement ésotériques qui ne manquent pas de grandeur et dont l’analyse devrait donc tenter les spécialistes de la grande littérature. D’où viennent donc les réticences ? Peut-être craint-on que le résultat ne correspondrait finalement pas à la somme de travail à investir, et qu’il ne s’agit en fin de compte que d’une de ces mythologies privées qui abondaient vers la fin du siècle et qu’on a eu tout à fait raison d’oublier.

Je pense qu’il n’en est rien. Wollschläger a démontré ou commencé à démontrer que la strate profonde de ces livres est de nature psychologique; c’est ce que Karl May avait lui-même prétendu, sans toujours trouver les mots pour le dire. Depuis Wohlgschaft, nous savons que la superstructure n’est pas un mystiscisme vaseux, mais une théologie progressiste et qui peut intéresser les discussions modernes. L’action présente une biographie chiffrée qui lie autobiographie et biographie de l’humanité. Et la forme de ces oeuvres correspond à leur poids intellectuel. Bien sûr que là aussi, tout n’est pas réussi. Mais il me semble évident que le tenue intellectuelle et langagière des derniers grands romans surpasse de loin tout ce que Karl May avait créé auparavant. Des visions comme celle du „Grand rêve“ („Lion d’argent“), celle des Volcans de Dschinnistan ou celle de la Ville des morts („Ardistant et Dschinnistan“) sont d’une telle force, d’une telle énergie, que je ne puis les lire sans admiration. Les chercheurs ont déjà beaucoup travaillé sur les oeuvres de vieillesse de Karl May. Il me semble cependant que l’essentiel reste à faire.

Je m’arrête ici. L’oeuvre de Karl May restera controversée. Mais peut-être son succès tient-il justement à la juxtaposition et à l’enchainement d’aventures banales et de sens sous-jacents multiples, de trivialité et de rafinement artistique, d’idéologie fin de siècle et de message intemporel. Chaque lecteur prend ce qui lui convient et se fait son propre Karl May. Les recherches des trente dernières années montrent en tout cas que cet auteur longtemps méprisé par la critique n’est pas facile à saisir. C’est ce que montre entre autre notre rencontre, qui n’a été possible que grâce à l’aide de l’Institut de Germanistique de l’Université de Bonn. Je souhaite à ce Congrès un bon déroulement et une riche moisson de résultats.

(Übersetzer: Dr. Ulrich Krafft, Fakultät für Linguistik und Literaturwissenschaft der Universität Bielefeld)
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